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Odorants comme moyens de communication


Les échanges d’odorants jouent un rôle important dans la communication entre organismes vivants, plus ou moins crucial selon les espèces. Cette communication chimique résulte du modelage évolutif, qui en a soit complexifié, soit simplifié les modalités toujours pour en optimiser l’efficacité informative dans le contexte des contraintes propres à l’histoire naturelle de chaque espèce. L’action de la sélection naturelle s’est exercée sur tous les niveaux de la boucle fonctionnelle qui relie l’émetteur du message à son récepteur, des mécanismes de synthèse, de production, d’émission et de transmission des messages odorants, aussi bien que ceux de détection, d’intégration et de réponses par de multiples moyens (physiologiques, comportementaux). Ces échanges d’informations chimio-sensorielles concernent tous les grands phylums du vivant, depuis les bactéries et les champignons, jusqu’aux organismes végétaux et animaux. 

Les travaux les plus avancés ont été menés chez les organismes animaux de tous niveaux phylogénétiques (invertébrés et vertébrés). Les forces évolutives les ont équipés de compétences de perception des propriétés chimiques de leurs congénères pour faire face à leurs nécessités de communication, de protection et de reproduction. Certaines de ces compétences sensorielles sont spécialisées pour traiter des composés non-volatiles (gustation, vomérolfaction) et d’autres pour traiter des composés volatils (olfaction, sensation trigéminale), de sorte que la totalité de l’écologie chimique des organismes est accessible à leur sensation. Plus récemment, on a pu montrer que les plantes aussi émettent et détectent des molécules volatiles et modifient leur physiologie en conséquence. De même, les organismes unicellulaires orientent leurs « taxies » par chimiotactisme. En somme, la communication chimique est évolutivement ancienne (voire première) et conservée, et sa distribution paraît universelle.

On connaît actuellement des milliers d’exemples de communication odorante intraspécifique organisant les liens sociaux chez les arthropodes ou les vertébrés. Les recherches les plus abouties sont sans doute celles conduites chez les insectes dont les performances sociales sont majoritairement orchestrées par des échanges d’indices odorants et de phéromones. Ce concept clé de la communication olfactive, initialement élaboré chez l’insecte, s’est rapidement généralisé aux autres taxons animaux, en particulier aux poissons, reptiles et mammifères, chez lesquels on a pu documenter les effets physiologiques et éthologiques enclenchés par de tels signaux. Toutefois, la communication chimique est loin de pouvoir être enfermée dans ce concept restrictif et des mécanismes subtils d’apprentissage et de transmission (notamment culturelle chez les humains) déterminent des mécanismes éminemment plastiques de reconnaissance sociale et de préférences affiliatives.

Les odeurs constituent aussi d’efficaces indices de régulation des interactions interspécifiques relevant de la prédation (e.g., détection des proies ou des plantes-hôtes) ou de son évitement (e.g., émission de substances d’« alarme » par les animaux ou les plantes agressées), de l’exploitation sensorielle (e.g., attraction de pollinisateurs spécifiques par des bouquets floraux, saprophytes mimant les odeurs de leurs hôtes), ou encore de la manipulation sensorielle (e.g., parasites altérant les préférences olfactives de l’hôte). La sophistication et la subtilité des interactions faisant intervenir les odeurs commencent seulement à être perçues et de nombreuses et larges zones d’ombre restent à explorer. 

Parmi toutes ces boucles de communication chimique décrites entre organismes, rares sont celles qui ont fait l’objet d’un décryptage exhaustif de l’étape de la synthèse du signal chez les émetteurs à celle de la réaction étho-physiologique chez les receveurs. Les connaissances les plus complètes émanent d’espèces modèles, et ne sont donc pas généralisables à toutes les autres espèces. Par exemple, les acquis sur la communication chimique de la souris ou du rat ne sont pas directement extrapolables aux primates, bien que certains principes généraux en soient conservés. Ces zones d’ombre sont magnifiées lorsque l’on passe du domaine « macroscopique » des processus de communication à, d’une part, à celui des mécanismes moléculaires constitutifs des signaux et de l’encodage de l’information et, d’autre part, à celui de la perception, du décodage sémantique et de l’intégration cognitive. Par quels processus évolutifs et biologiques un organisme émetteur produit-il un message chimique adapté aux capacités perceptives du receveur (que celui-ci soit de la même espèce ou d’une autre)? Les processus perceptifs relèvent-ils de mécanismes récepteurs et intégrateurs génétiquement inscrits ou de mécanismes instruits par l’expérience individuelle, éventuellement relayés par la contagion « culturelle » (ou tous ces mécanismes peuvent-ils intervenir de concert)? Comment et quand au cours du cycle de vie des organismes les odorants sont-ils catégorisés en familiers-nouveaux, attractifs-aversifs, informatifs-indifférents dans le contexte de la communication intra- ou interspécifique ?

Dans ce contexte, le cas de l’espèce humaine est particulier. Bien que de nombreuses recherches de chimie et de psychologie expérimentale aient tenté de caractériser des mécanismes phéromonaux humains, aucune substance correspondante n’a pu être confirmée à cette date. Cela n’implique nullement que la communication olfactive est inexistante ou négligeable chez notre espèce. Au contraire, Homo sapiens a développé un système de communication olfactive sophistiqué, caractérisé par une forte intrication entre le biologique et le culturel, qui tant au niveau de l’émission que de la réception opère selon des modalités qui peuvent être conscientes ou non conscientes. Par exemple, si le fait de se parfumer relève d’une stratégie de séduction par définition consciente, le processus au cours duquel des jugements moraux sont induits par les odeurs d’autrui échappe généralement à la conscience claire des individus. Ce processus est encore mal connu. D’une manière générale, si certains mécanismes chimiques, perceptifs et comportementaux de la communication olfactive humaine sont l’objet de connaissances robustes, beaucoup d’autres sont mal connus, ignorés ou sont théorisés à partir de données fragiles. L’un des objectifs majeurs de ce thème est de contribuer à des avancées de la recherche dans ce domaine. Cette remarque vaut d’ailleurs pour l’ensemble de la communication chimique intra et interspécifique, toutes espèces confondues.

L’identification des molécules volatiles odorantes à valeur informative, les mécanismes génétiques, moléculaires et physiologiques de leur synthèse et de leur émission, les mécanismes de leur détection, décodage sémantique chez l’organisme récepteur, la modulation des messages par l’environnement (hygrométrie, température, interférence d’autres odeurs ou d’autres modalités sensorielles) sont autant de pistes de recherche capables de fédérer des équipes travaillant sur des modèles animaux ou végétaux au sein du thème « odorants »,  avec ses aspects de communication – éthologie – environnement – société . Outre des perspectives fondamentales de cet axe de recherche, de nombreuses applications peuvent être envisagées, allant de la mise au point de méthodes de lutte respectueuses de l’environnement contre les insectes ravageurs ou parasites par perturbation olfactive, à la robotique par la conception de robot bio-inspirés des mécanismes olfactifs, en passant par la manipulation des fragrances florales. Dans le même sens, une meilleure connaissance de la communication olfactive humaine amènera à comprendre ses conséquences dans l’orientation des comportements individuels et collectifs, avec de nombreuses applications envisageables dans les domaines du bien-être et de la santé (gestion des émotions, alimentation, qualité de vie urbaine), des échanges commerciaux (parfumerie, marketing olfactif), de l’éducation (éducation sensorielle, applications artistiques), des relations interculturelles (identité, catégorisation sociale, morale et essentialisme sensoriel). Ces thèmes de recherche bénéficieront ici de compétences multidisciplinaires issues de la chimie analytique et la physico-chimie, de la biologie moléculaire et des approches « omiques » en général, de la physiologie, et de multiples approches quantitative du comportement incluant la psychologie, l’éthologie et l’anthropologie.

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